Exposition — Karine Bonneval et Mériol Lehmann

 

L’exposition La carte n’est pas le territoire réunissant les œuvres de Karine Bonneval et Mériol Lehmann a eu lieu du 4 mai au 9 juin 2024.

Graphisme : Audrey Plante, Camille Tanguay et Louise Paradis

 

La carte n’est pas le territoire

Un texte de Josianne Poirier,
Directrice artistique de la Fondation

 

La carte n’est pas le territoire invite à considérer le sol comme un espace vécu. Chacune des deux installations qui composent l’exposition tente de combler un écart entre les outils cartographiques qui découpent et synthétisent les milieux de manière abstraite, et l’extraordinaire richesse des écosystèmes. Formulé dans les années 1930 par le philosophe Alfred Korzybski, l’aphorisme qui donne son titre à l’exposition exprime cette distance entre la représentation du monde et la réalité.

L’installation sonore Toucher terre, de Karine Bonneval, offre d’écouter le sol. Les motifs des six tapis de laine naturelle disposés dans l’espace s’inspirent des cartes pédologiques de la région du Centre-du-Québec, dont la fonction est de révéler la composition souterraine du territoire. Rendue audible grâce à un capteur de contact fabriqué sur mesure, la résonnance du sable se distingue de celle de la tourbe ou de la terre noire qu’habitent des organismes vivants différents. Dans la salle, chaque tapis diffuse les enregistrements de terrain réalisés au sein d’un même biotope : forêts, bords de rivières, jardins, cultures vivrières, prairies, champs. Les tapis présentent également des « portraits » visuels de ces sols obtenus selon le principe de la chromatographie. Dans Toucher terre, la carte devient moelleuse, chaleureuse et accueillante. Elle convie à s’allonger pour découvrir ce qui sinon nous échappe.

De nos champs s’élèvent poussières (2024), l’installation photographique de Mériol Lehmann, se penche sur l’érosion des sols arables des basses-terres du Saint-Laurent. Les images captées depuis le ciel montrent toutes de la machinerie à l’œuvre, mais c’est bien le milieu qu’elles ensemencent et labourent qui en est le sujet véritable. Ces champs qui semblent s’étendre à l’infini, Lehmann les visite depuis plusieurs années. En plus du titre de chacune des photographies, des cartes satellitaires d’une couleur rougeâtre apportent des indices sur le lieu où elles ont été prises. Il ne faudra pas s’étonner de leur pixellisation puisque ce n’est pas une « image » claire du sol qu’elles doivent transmettre, mais une quantité d’informations, des données, sur sa productivité. Autrement dit, ce n’est pas à l’œil humain qu’elles s’adressent, mais à d’autres machines.

Tandis que le développement historique de la cartographie est considéré par de plus en plus de chercheur·se·s comme un outil d’appropriation dont l’efficacité reposait sur l’effacement des relations vivantes préexistantes, les œuvres de Bonneval et Lehmann soulignent dans un habile renversement que le territoire est infiniment plus complexe que le montre la carte. Du dialogue sur la fragile écologie des sols qui s’instaure entre les deux installations naît ainsi une attention renouvelée pour la vie qui se déploie sous nos pieds, à l’abri des regards.


Toucher terre (2023) de Karine Bonneval

Photos : Mériol Lehmann

 
 
 
 
 
 
 
 
 

De nos champs s’élèvent poussières (2024) de Mériol Lehmann

Photos : Mériol Lehmann

 
 

J'ai des souvenirs vivaces de mon père arrêtant le tracteur au milieu des labours pour en descendre et prendre la terre entre ses mains. Sur sa ferme en régie biologique, il a une approche écosystémique. Sol, végétaux, animaux: tous les vivants méritent d'être considérés avec égard, chacun ayant son rôle à jouer pour maintenir l'équilibre. Les vaches laitières apportent la fumure requise au développement des champs sans recourir aux engrais chimiques. Les rotations de cultures fournissent les céréales destinées à l'alimentation du troupeau tout en régénérant les prairies fourragères.

À partir des années 1950, la ruralité québécoise est transformée en profondeur par le passage d'une agriculture de subsistance au régime agricole productiviste, notamment en raison de politiques étatiques qui soutiennent activement ce changement.

Avec optimisme, les agriculteurs et agricultrices de l'époque fondent l’espoir que la prospérité amenée par de nouvelles méthodes agronomiques remplacera un mode de vie marqué par les durs labeurs.

Ancrée dans l'extractivisme et la pensée scientifique, l'agriculture productiviste s'inscrit dans un paradigme où la terre apparaît davantage comme une ressource. Le recours aux engrais chimiques augmente les rendements et les pesticides contrôlent les ravageurs et les adventices. Des cartes satellitaires détaillées permettent de guider les tracteurs par GPS et de programmer les machines pour modifier les doses de semences et d'intrants biochimiques en continu selon les données recueillies. La science et la technologie des oligopoles agroindustriels, qui exercent une influence considérable sur le secteur agricole mondial, offrent de réguler la nature pour avoir des sources alimentaires stables et rentables. Les monocultures propres à ce régime impliquent cependant un labour annuel qui fragilise les champs en dénudant la terre. La disparition des haies et l'agrandissement des par-celles, nécessaires en raison de la taille de la machinerie, accentuent l'érosion et contribuent à la chute de la biodiversité.

Dorénavant, plusieurs agriculteurs et agricultrices considèrent d'autres façons de faire. En agriculture régénératrice, cultures de couverture, engrais verts, plantation de haies et bandes riveraines sont toutes des solutions qui visent à ne pas diminuer la production d'aliments tout en respectant les écosystèmes et en protégeant la pérennité du sol arable.